Ceci est une courte, très courte nouvelle, qui date de plusieurs années. Je ne sais pas si elles bien placée dans la section SF, puisqu'elle ne comporte ni droïdes ni robots ni vaisseaux spatiaux, ni clones, ni quoi que ce soit de technologique. Mais elle se déroule tout de même dans le futur. Un futur proche, très proche, certes...
Je précise également que le registre de langage est volontairement courant, puisqu'il s'agit d'une narratrice interne.
JUSTE AVANT LES BALLES
Je sens la sueur qui perle à mon front, les gouttes qui nimbent mon cou. J'ai peur. Je n'oserais jamais l'avouer mais j'ai peur.
Je jette un rapide coup d'oeil à la montre qui orne mon poignet. Il est minuit passé. Bon dieu, si seulement j'avais du tabac !
Il y a un garçon, à côté, qui fume. Je le connais de vue. Il est présent à toutes les manifestations, à toutes les émeutes. Je le dévisage longuement. Il semble égaré dans la contemplation d'un pan du mur de béton. Il n'est pas beau, mais un certain charisme émane de tout son être. Si j'osais...
- Excuse-moi...
Le garçon fait volte-face dans un soubresaut presque comique.
- Tu aurais une cigarette ?
Quelques secondes sans que j'obtienne de réaction. Enfin, il paraît se reprendre, esquisse un vague sourire dans ma direction et plonge la main dans la besace qu'il porte en bandoulière. Il farfouille un moment et extirpe de son sac un paquet de Philip Morris, qu'il me tend obligeamment. Je lui renvoie son sourire et m'empare d'une cigarette que je porte à ma bouche. Le feu crépite. Je tire la première bouffée avec un délice proche de l'extase.
- ça fait du bien, hein ?
Le garçon ne m'a pas quittée des yeux.
- Oui, réponds-je simplement.
Il a des cheveux chatains clairs, rasés sur les côtés et plus longs au milieu. Un début de crête. Son visage mat a des traits léonins. Il a un nez aquilin, des yeux sombres légèrement bridés d'Eurasien, surmontés de fins sourcils noirs. Ses lèvres sont charnues ; on en mangerait.
Je détourne le regard, sentant qu'il m'observe, et mes yeux balaient le hall d'immeuble dans lequel nous sommes une centaine à s'être barricadés. L'attente est angoissante, l'atmosphère chargé de relents de peur. Ils sont tous nerveux. Ils sont tous terrorisés. Peur de ce qui va leur arriver, peur de ce qu'ils vont avoir à endurer.
Dans l'ensemble, nous sommes plutôt silencieux. Mais je saisis quelques bribes de conversation :
- ... Et ma fille qu'ils ont pris.
- Nous avons tous perdus ceux que nous aimons.
- Croyez-vous qu'ils sont morts ?
Un bref mutisme.
- Je ne crois rien, je devine. Oui, je pense qu'ils sont morts. Ou s'ils ne le sont pas, leur tour viendra. Et le nôtre aussi.
- Nous sommes tous dans le même sac désormais, riches comme pauvres, catholiques comme protestants, coréens comme maghérbins.
- J'ai peur.
- Il faudrait être fou pour ne pas avoir peur, Madame.
Ici sont réunis les derniers qui résistent. Les derniers insurgés. Cela fait des heures que nous attendons, là, qu'ils parviennent enfin à faire sauter nos barricades. Lorsqu'ils y parviendront, nous finiront en prison ou sur la chaise électrique, sans aucune forme de procès. Il y a bien longtemps que tout semblant de justice a disparu de ce pays...
- Comment t'appelles-tu ?
C'est mon Eurasien qui tente une approche.
- Mona. Et toi ?
- Quentin.
- Enchantée.
- Tu n'as pas peur ?
- Peur de quoi ?
- De la mort, de l'absence de liberté.
J'éclate d'un rire glacial :
- Nous ne sommes pas libres, nous ne l'avons jamais été. Ce n'est même pas une prison dorée ! Qu'est-ce qui changera ? Les murs seront matériels, c'est tout. Mais les barrières sont dans nos esprits depuis des siècles. Quant à la mort, peuh... Qu'elle vienne.